Ni Revendication. Ni Révolution. FAIRE… la Transformation. Après une semaine de mobilisation animée par les gilets jaunes, le peuple réunionnais prend le chemin de sa transformation.
Le peuple de La Réunion est en train de se donner les moyens
de renaître à l’exercice du pouvoir. 24 novembre 2018. Photo : MGL.
Ce pays, c’est le nôtre !
Beaucoup dans les milieux de confiscation du pouvoir ont confondu gentillesse et faiblesse. En ont abusé. Croyant que le peuple réunionnais se contenterait de quelques révoltes, violences, puis apaisements par de petites miettes, et qu’une énième fois il succomberait aux diverses manipulations dont les pouvoirs [locaux et français] ont le secret.
Mais le peuple de La Réunion, en souffrance certes, est en train de se donner les moyens de renaître à l’exercice total du pouvoir sans prendre le pouvoir tel qu’il est le plus souvent conçu.
Nous voulons mêler notre voix à toutes celles et ceux qui déjà regardent l’à venir. Parce que ce pays bancal, ce pays défiguré, ce pays de faits divers et aux records de précarité, ce pays qui allait droit dans le mur, qui souffre d’une faillite politique faite de faussaires, de corruption, de clientélisme, d’incompétence politique, ce pays c’est le nôtre.
24 novembre 2018. Photo : MGL.
Le feu qui couve sous la cendre du volcan politique
Il nous importe alors de poursuivre l’engagement pour lui et de continuer le travail visant le développement de nos capacités à agir et réussir en Réunionnais-es responsables.
La mobilisation a réussi à rompre avec le processus classique dans lequel l’adversaire gardait la main sur les règles du jeu. Oui, il y a des adversaires de la liberté, de l’équité, du respect. Généralement le scénario se déroule à la perfection.
Il y a un prétexte, une allumette et le feu qui couve sous la cendre du volcan politique s’allume. Manifestation pacifique et débordements violents. Les pouvoirs laissent faire. Certains attendent de voir comment cela va évoluer. Certains cherchent comment en profiter et gagner des points pour les élections.
Un point stratégique a été soulevé par le peuple réunionnais.
Chantage de l’économie en danger et répression
Nous pensons que par cynisme certains y voient l’occasion de pouvoir renforcer leur rôle de dominants vers qui tout le monde va venir quémander. Et il y a aussi celles et ceux parmi les dirigeants-es qui sont complètement dépassés-es.
On fait en sorte de prendre le temps d’évaluer les forces en présence et de sentir comment réagit la population devant les nuits chaudes de feux de poubelles, d’explosions, de magasins pillés. Et là, on brandit la force, le chantage de l’économie en danger et c’est la répression.
On fait venir des gendarmes. On applique la procédure d’urgence et on envoie en prison nos enfants. Les responsables du désordre, c’est-à-dire les pouvoirs, font comme si la situation était inadmissible et qu’il faut aller vers le dialogue. Alors que ces manifestations, y compris les violences, ne sont que les conséquences de la façon dont nous faisons fonctionner notre société.
"La revendication", par David Alfaro Siqueiros.
Dépendance et relation de domination
Les autorités peuvent se donner un air de sagesse mais leur responsabilité est totalement en cause. Toute l’année et depuis des siècles, la société réunionnaise est profondément inégalitaire et on assassine physiquement et moralement chaque enfant, chaque femme, chaque homme, chaque différence, chaque gramoun qui ne rentre pas dans le modèle dominant [et même quand il y entre, c’est au détriment de sa pleine culture].
La fin du scénario se précise par des tables rondes de prétendues négociations où le plus souvent il s’agit de sauver la face et de brandir le slogan de « victoire historique » pour des miettes qui ne sont que des solutions malsaines. Et pour d’autres de souffler et garantir aux notables que tout va bien.
La plupart des solutions sont de nature à renforcer le problème de la dépendance et de la relation de domination. Le rendez-vous est pris pour la prochaine éruption du volcan politique.
Le peuple réunionnais a dit NON pour exprimer ce ras-le-bol
d’être exploité, méprisé, écrasé. Oeuvre de Dave Fadden.
Le peuple réunionnais de 2018 a dit NON
Mais le futur n’est pas écrit. Et là, le peuple réunionnais de 2018 a dit NON. Il a poussé ce cri de naissance. Il a dit NON à la fois dans la rue pour exprimer ce ras-le-bol d’être exploité, méprisé, écrasé. Pacifiquement ou violemment, chacun ne faisant que ce qu’il peut, le NON a été prononcé.
C’est un NON sur le fond en exprimant clairement qu’il ne veut plus de ce système capitaliste colonial. C’est un NON sur la forme en refusant la énième table ronde des supercheries.
Le futur n’est pas écrit, disions-nous, et même s’il faut remettre l’ouvrage sur le métier, aujourd’hui nous avons la perception qu’un point stratégique a été soulevé par le peuple réunionnais.
Ce qui se passe à La Réunion n’est pas isolé de ce
qui se passe dans tous les pays où les opprimés-es
les dominés-es développent de plus en plus leur
propre discours et leurs actes de libération.
Extrait d’une peinture murale, Mexique.
Rêver et concrétiser selon notre culture
Et ce qui se passe à La Réunion n’est pas isolé de ce qui se passe en France, aux Antilles, en Guyane, en Kanaky et dans tous les pays, français ou pas, où les opprimés-es, les dominés-es développent de plus en plus leur propre discours et leurs actes de libération.
Nous savons que revendiquer nous maintient dans la relation de dépendance. Nous savons que la seule moralité ne pèse pas grand-chose devant l’appétit et la cupidité des prédateurs. Nous savons que toute libération faite pour nous, le plus souvent sans nous, ne peut être que contre nous. Ne serait-ce contre notre droit à penser, choisir, dire, agir, imaginer, rêver et concrétiser selon notre culture.
Nous savons que nous ne sommes pas réductibles à des politiques de rattrapage, à l’assimilation, aux formes d’intégration qui ne sont que le prolongement d’une histoire coloniale.
Nous ne sommes pas réductibles aux formes d’intégration
qui ne sont que le prolongement d’une histoire coloniale.
Ce NON, nous voulons le considérer comme une chance
Et sans mettre en cause la sincérité des promoteurs de la départementalisation dans leur conviction d’être en train de bien faire pour « leur » peuple, le poids des conséquences désastreuses d’une sortie de la colonie par assimilation ne peut pas davantage s’ignorer comme si ce n’était qu’une chimère.
Alors, ce cri, ce NON, nous voulons le considérer comme une chance. C’est une crise qui remet en cause le système et tous ses acteurs.
La mobilisation est organisée, structurée dans l’immédiat, intuitivement, dans l’envie de solidarité, d’être utile, d’avoir envie de faire quelque chose, du neuf. Tant mieux.
24 novembre 2018. Photo : MGL.
S’émanciper véritablement revient à s’auto-émanciper
Nous faisons l’expérience d’une approche inédite et nous avons raison de refuser de nous conformer aux « bonnes manières » du pouvoir.
Pas de délégation à la manière des politiques, des syndicats et autres corporations clientes du pouvoir. Pas de porte-parole attitré. Une organisation informe, agile qui tâtonne et chemine. Tant mieux.
S’émanciper véritablement revient à s’auto-émanciper. Cela consiste à ne pas « prendre la place de », « être comme et penser faire mieux » car les simples renversements, sans changement ni de conscience ni de pratique, n’abolissent pas la domination, mais permutent simplement la place des joueurs et reproduisent le même jeu. Une authentique émancipation exige une analyse critique de nos propres pratiques souvent héritières du modèle contesté.
Le maillage des croyances et des savoirs
Alors continuons d’engager la transformation réunionnaise. La Réunion a les atouts pour le faire.
Nous mettons ici l’accent sur au moins trois des nombreux atouts. D’abord La Réunion a toujours fait preuve d’une grande capacité créatrice. Nous n’oublions pas qu’ici, en l’état actuel des connaissances, il n’y avait pas de population précoloniale.
Devant les différents systèmes de domination [esclavage, engagisme, colonie et assimilation], les Réunionnais-es ont réussi à créer une langue, des musiques, des danses, une culture culinaire extrêmement riche, un habitat adapté, une connaissance efficace des pratiques ethno-médicinales, le maillage des croyances, des savoirs techniques, une connaissance de la mer, des climats, de la météo, des savoirs et savoir-faire complets...
Notre histoire de l’esclavage, c’est aussi l’histoire
d’une formidable capacité à réellement s’émanciper.
Les Marons réunionnais... des pionniers !
Tout a été créé, ici, à partir des traces venues avec nos ancêtres des grandes matrices du peuplement de La Réunion. A un moment où il est souvent question d’innovation et de méthodes de détournement, de hacking, c’est un avantage stratégique d’avoir en héritage la capacité créatrice dans un contexte de domination.
Ensuite nous pouvons nous appuyer sur une philosophie politique particulière. Le maronage. On peut se demander pourquoi très souvent les auteurs spécialistes de l’esclavage oublient l’océan Indien et La Réunion. Et pourtant, notre histoire de l’esclavage, c’est aussi l’histoire d’une formidable capacité à réellement s’émanciper.
Le maronage est bien distinct de la révolte ou d’autres formes de résistance. C’est l’affirmation et l’exercice de son humanité, de sa liberté, de ses pouvoirs de vie et ce, sans rien demander aux « maîtres ». Les Marons réunionnais ont réussi à partir, à être les pionniers des Hauts, des Plaines, des Cirques.
Les Marons ont réussi à être les pionniers des Hauts,
des Plaines, des Cirques.
Le maronage, lieu d’exercice de la résistance réunionnaise
Ils ont réussi, alors qu’a priori ils n’avaient aucun pouvoir, à nous laisser une cartographie dont le nom des lieux vient de leur action. Des êtres humains réduits à l’état de meubles qui partent en fugue et construisent leurs espaces de vie.
Là encore, pour survivre, ils ont développé les savoirs. Ils ont déplacé la peur sur les maîtres qui ont dû faire face au phénomène qui a duré dès les prémisses du peuplement jusqu’à l’abolition de l’esclavage, soit durant plus de 150 ans. Le poids de cette histoire est bien présent, et aujourd’hui encore le maronage est le lieu d’exercice de la résistance réunionnaise pour créer.
Enfin, nous pouvons nous appuyer sur la véritable expérience que nous avons de vivre ensemble les différences culturelles et cultuelles. Tout n’est pas joyeux. Et nous n’avons pas la naïveté des slogans, mais force est de constater que l’expérience est réelle. C’est un autre avantage stratégique que nous avons à fortifier dans ce moment du monde où les différences culturelles, spirituelles, de genre, de couleur de peau sont des prétextes à hiérarchiser, dominer et exploiter jusqu’à justifier les guerres économiques.
La transformation est déjà engagée
La Réunion a déjà engagé par des réalisations sa transformation. Malgré les agressions, les attaques sur nos vies, sur nos cultures, et même si nous sommes profondément frappés de colonialité, nous avons aussi mis en place des pratiques concrètes de transformation.
Il suffit de regarder toutes les alternatives qui émergent, que ce soit dans la réactivation des échanges de proximité, la reprise en main d’une agriculture propre, les réseaux d’échange de pratiques sociales et culturelles, les « underground » de la résistance, le leadership dans le digital, les pratiques de détournement et recyclage.
Il y a sur différents terrains une énergie du faire qui est à l’œuvre. Les expertises en ingénierie sociale, technique et même administrative et financière. L’initiative de créer un Groupe de Dialogue Inter-religieux et culturel en est une, même s’il reste perfectible pour ne pas rester une forme de parade pour dignitaires. Nous ne partons pas de rien pour espérer réussir la transformation à laquelle nous invite la mobilisation des gilets jaunes. Bien au contraire.
- Les inégalités qui perdurent à La Réunion
- sont intimement liées à la racine du capitalisme colonial.
Oeuvre de Florent Espana.
Une élite parasite qui confisque tous les pouvoirs
Pour autant nous avons à régler la question des profiteurs. Les inégalités qui perdurent à La Réunion sont intimement liées à la racine du capitalisme colonial et le système colonial tient parce qu’aujourd’hui ceux qui devraient porter l’impulsion du changement, guider le peuple et nourrir et accompagner les perspectives de changement en profondeur, se révèlent de plus en plus être une élite parasite qui confisque tous les pouvoirs, se délecte du clientélisme, des shows médiatiques.
Et nous sommes encore trop complices de ce système qui nous assassine. Il ne s’agit pas de juger mais d’accepter de poser ce diagnostic minimal. La colonisation n’est pas neutre. Elle détourne et corrompt les idéaux de liberté, d’égalité et de démocratie. Elle encourage les profiteurs.
Et à notre insu, nous devenons les acteurs du système dans lequel nous pensons tirer notre épingle du jeu avant de nous rendre compte que nous mangeons de plus en plus de produits de mauvaise qualité, voire qui nous empoisonnent, avant de nous rendre compte que nous abandonnons notre langue et que nous acceptons l’exception là où devrait s’appliquer le principe du plein exercice puisque plus de 80% des gens qui vivent à La Réunion comprennent la langue créole, nous nous enfonçons dans la demande de plus de consommation et pouvons négliger de transmettre la connaissance du patrimoine culturel réunionnais accaparé par des « passants ».
Notre fléchissement à la surconsommation... Oeuvre de Steve Cutts.
Réussir ce début du chemin de transformation
Nous pouvons être tentés de prendre à notre compte les thèses xénophobes et racistes. Ou encore magnifier une modernité qui ne tient pas ses promesses puisque la majeure partie de notre population vit en dessous du seuil de pauvreté et que les jeunes sont sans présent et sans perspective.
Et définitivement, pour réussir ce début du chemin de transformation, il faut être prêt à tourner la page des principaux héritages coloniaux et capitalistes avec sa doxa : l’absence d’un tissu industriel, une monoculture qui n’est même pas tournée vers les besoins alimentaires, le mythe du tourisme exotique où nous existons dans les yeux de l’Autre au point de travestir qui nous sommes, les monopoles économiques sur les énergies, les transports, la confiscation des terres ; la mentalité « marmay i plèr pa i giny pa tété ».
Achète ce dont tu n’as pas besoin avec l’argent que tu n’as pas
pour impressionner ceux que tu n’aimes pas.
La réponse continuera à être collective
Et si le véritable enjeu était de cesser d’être des enfants et de pleurer ? Mais davantage de piloter cette transformation ? Notre fléchissement à la surconsommation, cette obsession des prix « métropole » sans distinction de lieu et de culture, l’idée que l’État fera, que les élus-es feront, que quelqu’un d’autre fera. La revendication des baisses de taxes et impôts, celle d’augmenter le pouvoir d’achat, la croissance sans remettre en cause le système qui produit ces valeurs, ces catégories de langage et les échecs qui nous affligent. La réclamation des emplois aidés. Autant d’obsolescences à transformer.
Nous sommes devant une complexité qui nous engage à comprendre ce que ce système à la fois capitaliste et colonial a fait de nous. Comment nous réhabiliter après tout ce temps ?
La réponse continuera à être collective et elle est en discussion sur les rond-points. Etrange clin d’œil où le lieu d’exercice du pouvoir se veut en cercle, dans le partage et non vertical et frontal.
Mêler nos voix et partager des idées. 24 novembre 2018.
Photo : MGL.
La Réunion est un pays neuf
Nous mêlons nos voix en partageant des idées : garder notre force créatrice, notre insoumission naturelle fondement de la créativité ; formons-nous au pilotage, à la transformation avec le souci d’habiter et vivre La Réunion en Réunionnais-ses. Transmettons ces patrimoines dans les meilleures conditions. Créons les outils utiles pour le faire.
C’est pourquoi nous disons : Ni Revendication, Ni Révolution. FAIRE notre transformation sur de nouvelles bases qui s’appuient sur notre passé pour lui donner un avenir où le pouvoir est partagé, la terre respectée, la solidarité active et notre responsabilité engagée pour les générations futures.
La Réunion est un pays neuf qui s’ignore mais cette mobilisation est une énergie qui va durablement participer au réveil des consciences et aux envies de piloter nos vies.
Po Nyabou
Eric Alendroit